
Avec le soutien des huits scènes nationales de Nouvelle-Aquitaine, la chorégraphe brésilienne Lia Rodrigues et sa compagnie ont pu mener une tournée régionale en 2022.
Née au Brésil en 1956, Lia Rodrigues est une chorégraphe engagée et reconnue à l’international. En 2004, elle installe sa compagnie Lia Rodrigues Companhia de Danças dans la favela de Maré dans le but de démocratiser l’accès à l’art pour tous ceux qui vivent en état de vulnérabilité. Le Centre des arts et l’École libre de danse construits par la suite accueillent aujourd’hui plus de trois cents élèves chaque année.
C’est au coeur de cette favela, au mois de mars et en pleine crise sanitaire que la nouvelle création de Lia Rodrigues prend forme : Encantado. Face à cette atmosphère étouffante et si particulière, la chorégraphe en appelle aux encantados, des forces mystérieuses héritées des cultures afro-américaines, chargées d’assurer le lien entre les mondes, les matières et les êtres. Sur scène, 11 danseurs interprètent ces entités porteuses d’une dynamique collective et chargées « d’enchanter nos peurs ».
Lia Rodrigues et toute son équipe ont été en résidence à Bordeaux, à l’OARA pour finaliser la création d'Encantado en fin 2021. Le spectacle a été présenté pour la première fois à Chaillot - Théâtre national de la Danse dans le cadre du Festival d’Automne à Paris en décembre 2021.
Les 8 Scènes nationales de Nouvelle-Aquitaine ont présenté les spectacles de la compagnie entre le 11 janvier et le 10 février 2022. (Encantado et Fùria)
En qualité de productrice déléguée de la tournée régionale, la Scène nationale Carré-Colonnes a été heureuse de soutenir ce merveilleux projet.
réalisé le 28 avril 2021 en visioconférence, depuis Rio
Propos recueillis par Stéphanie Pichon
Vous entamez tout juste le processus de création de votre nouvelle pièce, Encantado, au centre d’Art do Maré, dans la favéla du même nom, à Rio. Comment la crise sanitaire et politique au Brésil, vous a-telle percutés, vous et vos danseurs ?
Nous sommes restés très proches pendant la pandémie. J’ai réussi à payer leurs salaires pendant les huit premiers mois et, ensuite, la moitié jusqu’à aujourd’hui, grâce à l’argent de la compagnie que je réserve pour des urgences ou pour une nouvelle production. J’ai accepté trois projets en ligne, cette année, commandés par le Kunstenfestival et le théâtre Hau de Berlin. Cela a fait rentrer de l’argent, mais cela nous a surtout mis dans un état de création. Aujourd’hui, les danseurs ont une telle envie d’être ensemble, réellement ! Tout le monde est enthousiaste, même si on a peur. Au Brésil, les taux des jeunes touchés par le virus augmentent, la situation est dramatique. Alors on va s’accrocher au protocole très strict mis en place au Centre d’art. Nous savons que nous ne sommes pas protégés à 100% et qu’il existe un risque. Mais je dois prendre ce risque, parce que j'ai quelque chose à délivrer, je suis engagée. Bien sûr, on pourrait tous rester là, dans nos maisons, protégés. Mais non, il faut y aller ! Nous surmontons la peur parce qu’on y va ensemble, avec tous les protocoles de protection. Il est évidemment impossible que toute cette situation n'influence pas la création.
Furia a beaucoup tourné en France avant la crise sanitaire. Réunissez-vous le même collectif de danseurs sur scène ? Établissez-vous une filiation entre ces deux pièces ?
Trois danseurs de Furia sont partis, et je suis en train d’organiser une audition pour engager cinq personnes. J’ai reçu 200 candidatures ! Dans Encantado, il y aura donc cinq nouvelles personnes, onze danseurs au total et deux stagiaires. Ce qui est une position politique : je souhaite engager tous ces jeunes, parce qu’ici il n’y a pas de travail pour les artistes, il n’y a pas d’aides comme en France. Les gens ont une famille, et n’ont pas de quoi vivre, manger. Ma responsabilité est de créer le plus possible d’emplois, même si je suis dans le moment le moins évident pour cela. Quant à la filiation avec Furia, je le saurai au moment où je le ferai. Toute cette situation, ces questions très pratiques, m’ont un peu éloignée du processus créatif… Mais dès qu’on sera ensemble, cela va venir ! Tout part de ce mot, Encantado, qui est tellement fort et beau. On va voir ce qu'on va faire avec.
Encantado, signifie enchanter : ce titre peut surprendre dans un monde bouleversé, et un Brésil plus que désenchanté. Que voulez-vous dire à travers ce mot ?
Les transformations commencent dans les rêves. Comment transformer ses rêves en quelque chose de réel ? On va faire venir l’enchantement, p. 16 comme une magie ! Dans la culture afro-indigène du Brésil, Encantado désigne aussi une entité entre les mondes des vivants et des morts, une entité qui se trouve dans la nature. Moi je crois à cela : une vision du monde, une cosmogonie qui nous aide à réfléchir à ces questions : qu’est-ce que l’écologie ? Quelles transitions entre les mondes ? Comment accepter l'autre avec sa différence ? Comment s'enchanter avec l’autre, qui est à l’opposé de nous ? Comment être moins autoritaire, comment avoir une écoute radicale de l’autre ? Encantado, c’est comme une autre possibilité de vision du monde, qui ne soit pas occidentale, euro-centrée. Je cherche à y échapper. Cette possibilité m’enchante, et je suis enchantée parce qu’elle me transforme. C’est tout cela, qui est contenu dans le titre.
Votre texte d’intention évoque les forces de la nature et du vivant comme source de résistance et de métamorphose. Comment allez-vous injecter ces notions dans la danse et la composition chorégraphique ?
Je n’en n'ai aucune idée, bien que tout soit déjà dans ma tête. Je souffle des intuitions aux danseurs, mais je ne suis jamais une ligne claire. Tout est là, tout flotte autour de nous, dans nous, et on cherche ensemble comment coudre des choses qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, pour en faire une broderie qui serait le spectacle. Les danseurs sont tous des frères et sœurs qui sont nés de ce collectif, et cette création se fera dans le collectif. Je prends les décisions, mais elles sont amenées par eux. A quoi sert la danse d'ailleurs, les spectacles de danse ? Aussi à survivre. A poser des questions, pour qu'on se connaisse mieux, pour apporter des mondes différents. Et de quelle danse parle-t-on ? On doit comprendre le monde à travers d’autres positions esthétiques.
Vous aimez associer des lectures, des images, des poèmes à vos créations. Quelles sont les sources d’inspiration de celle-ci ?
Torto Arado d’Itamar Vieira da Silva, roman non encore traduit en français, m’a fortement marquée au début de la pandémie. C’est une histoire dans ce Brésil terrible, avec ses inégalités et son racisme structurel. Une partie du récit se fait à travers la voix d'un de ces êtres « encantado ». Et puis il y a eu d'autres lectures, sur des sujets qui me préoccupent beaucoup, écologiques, féministes, comme Vivre avec le trouble de Donna Haraway. J'essaie de lire des femmes, je veux être proche de la pensée des femmes pour sortir de ce monde trop patriarcal. Il faut transformer notre pensée, élargir notre bibliographie ! Je lis aussi beaucoup d'auteurs afrodescendants. Une écologie décoloniale de Malcolm Ferdinand a également été très important. J’ai grandi avec ces réflexions parce que mon père était journaliste et a créé le premier journal écologiste brésilien dans les années 70. Je sais que des gens, comme les peuples indigènes, pensent cette question depuis des milliers d’années et qu’il est temps de les écouter. Pour moi, l’écologie commence avec la solidarité, la capacité à voir et accepter la différence, la possibilité d’élargir sa vision du monde, l’écoute radicale.
Cette création commence au Brésil et se termine en France à l’automne, où elle sera montrée pour la première fois. Ce lien avec la France, et l’Europe, est-il important ?
Aujourd’hui ma compagnie ne survit qu’en voyageant en Europe, grâce aux impôts que payent les Européens, les Français. C’est vrai pour la compagnie, et pour notre École Libre de Danse de Maré de 350 élèves. C’est vrai aussi pour cette création. Et je trouve très beau cet assemblage de gens, ces huit scènes nationales de Nouvelle-Aquitaine qui se sont mises ensemble pour co-produire Encantado. C’est vers ces manières de travailler que l’on va devoir s’orienter dans un futur proche : se donner la main, recréer un réseau, dans le sens du filet qui te retient de tomber, qui te porte ! Car c’est seulement en étant ensemble qu’on est capables. J'ai lu que certains artistes européens ne voyagent plus en avion. Ils peuvent choisir de ne pas voler car ils ont construit leur carrière dans ce lieu eurocentrique privilégié et qu’ils n'ont jamais souffert des inégalités résultant du colonialisme, l'une des plus grandes causes des terribles ravages de notre planète. Il est donc vraiment important que ces artistes arrêtent d'utiliser ce moyen de transport. C'est le moins qu'ils puissent faire. Mais j'ai été extrêmement choquée que certains d'entre eux aient également proposé un boycott des artistes qui l’utilisent. Nous savons que de nombreux artistes du sud doivent prendre l’avion pour montrer leur travail en Europe, où les ressources financières pour les arts sont concentrées, car les conditions de vie et de survie dans leur pays d'origine sont gravement compromises. Proposer un boycott de ceux qui volent, c'est à nouveau exercer la position de suprématie masculine, blanche et européenne qui dicte ses règles pour le fonctionnement du monde. Cela montre l'autoritarisme toujours présent dans les relations Nord et Sud, et donne l’image erronée que quiconque utilise l'avion est un ennemi de l'environnement.








